A travers les paroles d'Aldo et Saúl, et la visualisation des documentaires sur la lutte des habitant-e-s des villages d'Atenco, d'abord contre la construction d'un aéroport sur leurs terres, puis lors de la terrible répression subie par toute une population début mai 2006, nombre d'entre nous ont été frappés par la puissance et la détermination de cette résistance populaire, sans commune mesure avec celles que l'on peut voir se développer ça et là dans notre pays.
Contre quoi se battent ces Mexicain-e-s ? Contre une politique neo-libérale, certes, mais les mots sont souvent un peu courts. Il s'agit bien d'un ensemble de mesures et d'actions visant à détruire les campagnes, encore relativement importantes là-bas (près de 30% de la population active), afin de permettre aux entreprises de l'agro-alimentaire et de la grande distribution d'acquérir la mainmise sur le marché de l'alimentation, par le biais notamment des importations ou des productions qui sévissent dans le nord du pays. La récente offensive sur le maïs, et les hausses vertigineuses du prix de la tortilla en fournissent un nouvel exemple.
A côté de la conquête du juteux marché de l'alimentation, qui exige donc la disparition de la concurrence représentée par les petits producteurs et l'éradication des traditions liées à l'autosuffisance alimentaire (la milpa, le champ de maïs familial, cultivé dans le cadre de la propriété ejidale ), il s'agit également de dégager une main d'oeuvre abondante et peu chère, indispensable au « bon fonctionnement économique » des villes et des campagnes, de l'industrie et des services dans les zones frontières ou aux USA voisins.
Enfin, les richesses végétales et forestières (la biodiversité notamment), hydrauliques (pour l'énergie et l'irrigation), minérales (pétrole, uranium, etc,) et touristiques (encore largement sous-exploitées) du Mexique attirent des investisseurs pressés de réaliser avec le moins d'entraves possibles des affaires d'autant plus lucratives qu'elles bénéficient d'un système politique corrompu et peu regardant sur les dégâts collatéraux. Ces investissements s'opèrent dans le cadre du Plan Puebla Panama. Eux aussi exigent que de larges espaces leur soient réservés, que de nombreux bras soient disponibles, et même que toute dissidence ou opposition soit gommée.
Rappelons enfin que le pouvoir politique mexicain s'est habitué, depuis les siècles de l'occupation coloniale, à mater avec la plus grande brutalité toute velléité de rébellion contre ses abus et exactions, toujours présentés sous des discours d' « évangélisation », de « justice », de « progrès » ou de « développement », durable ou non. L'histoire mexicaine, avant et après l'indépendance, est truffée de soulèvements, de répressions et de massacres.
Mais, si l'on comprend assez aisément contre quoi se soulèvent les pobladores d'Atenco et d'ailleurs, on ne saurait chercher à comprendre la vigueur de leur résistance sans se demander avec un peu plus de précision ce qu'ils défendent. A travers les témoignages de Saúl et Aldo, et les réponses aux questions qui leur ont été posées, quelques points reviennent assez systématiquement : le refus de l'arbitraire et de l'injustice, de la misère, de la répression, évidemment. Mais aussi l'exigence de la reconnaissance d'un double droit :
1) En premier, celui de décider, localement et collectivement, de ce qui se fera sur les terres communes (maintien ou non d'un gouvernant jugé corrompu et criminel, construction ou non d'un barrage, implantation d'une activité industrielle, construction d'une autoroute ou d'un aéroport, action de déforestation...), Il convient de remarquer que ce droit à décider est encore largement revendiqué, pratiqué et même reconnu au Mexique : le fonctionnement en assemblée générale, la permanence de structures collectives telles que le conseil ejidal (qui contrôle l'attribution et l'affectation des terres de l'ejido, partagées en parcelles dont les titulaires n'ont qu'un droit d'usage...) voisinent encore avec les traditions de désignation des responsables (à titre gratuit) de telle ou telle activité dans le village. Les institutions « démocratiques » modernes ne sont pas encore parvenues à étouffer totalement cette aspiration à s'occuper de ce qui les regarde qui caractérise les Mexicain-e-s, et ceci malgré la corruption, la violence et un matraquage médiatique incessant.
2) En second lieu, le droit de défendre leur autonomie, essentiellement en matière d'autosuffisance alimentaire, mais aussi en ce qui concerne la gestion de l'environnement, les questions de voisinage, etc.
La défense de ces droits se justifie et s'articule encore fortement autour d'une culture, de traditions bien définies. Ce sont elles, bien plus que des théories livresques, « socialistes », « révolutionnaires », voire « anarchistes », qui en constituent la base et le moteur.
La conception d'une « mère terre » dont il est impensable de se dire « propriétaire », le maintien des travaux collectifs (issus du tequio précolombien), celui du système de responsabilité rotative des cargos , encore présent dans la plupart des zones rurales (du moins en ce qui concerne les tâches liées à l'organisation des fêtes, et ce n'est pas rien), et enfin la vivacité d'une tradition essentiellement orale (considérablement renforcée dans certains cas par la survie des langues indiennes ), semblent constituer les éléments cruciaux de cette culture.
Dans les communautés indigènes, la survie ou la reconstitution des coutumes, de la langue et du mode de vie, a été rendue possible , en dépit des difficultés et de la misère, grâce à l'éloignement relatif des villes, à un certain dynamisme démographique. Grâce aussi à l'expérience, riche et variée, de leurs habitant-e-s, engagés dans une résistance de longue durée, parfois silencieuse mais toujours acharnée.
A Atenco, distante seulement d'une quarantaine de kilomètres de la capitale Mexico, de nombreux habitant-e-s dépendent de leur travail en zone urbaine, et ne conservent avec la terre qu'un lien qui se distend chaque année un peu plus. Ceci explique, selon Saúl, les hésitations et les craintes qui finalement ont empêché la pérennisation du municipio autonome proclamé pendant l'été 2002, au lendemain de la victoire contre l'expropriation.
En France, en Europe plus généralement, ces deux droits fondamentaux (celui de pouvoir régir localement notre environnement et nos conditions d'existence, et d'assurer notre autonomie alimentaire et matérielle) n'ont plus cours. A tel point que nous sommes en passe d'oublier qu'ils ont pu exister.
Quelles sont les causes d'une telle disparition ?
Tout d'abord l'acceptation de la division du travail, du fait que certains s'occupent exclusivement
[1] Propriété collective de la terre, suivant la tradition antérieure à la conquête espagnole, réintroduite dans la constitution mexicaine après la Révolution de 1910-1920.
[2] L'épisode de la maquiladora coréenne, relaté par Saúl, est significatif. En 2001, l'année même du décret d'expropriation, une entreprise s'est installée sur le territoire de la commune d'Atenco. Bâtiments neufs, extérieur impeccable avec même un terrain de basket, et au dedans des machines pour que les 300 femmes recrutées dans les alentours puissent s'adonner à l'activité émancipatrice de la couture de vestes, lesquelles repartaient ensuite, anonymement, pour recevoir une étiquette « made in USA » dans un coin de Californie. Dix heures de travail, avec une pause de 30 mn pour manger et le droit d'aller une seule fois aux toilettes au cours de la journée, pour un salaire hebdomadaire de 360 pesos (soit 26 euros). A la fin de l'année, surprise : contrairement aux généreuses traditions pratiquées dans la plupart des entreprises locales, pas de prime pour les ouvrières. Quelques unes de ces femmes ont fait appel aux membres du Frente de Pueblos en Defensa de la Tierra , récemment créé, et ceux-ci sont venus en délégation exiger de la direction un traitement plus humain à l'égard des employées, en même temps que le paiement de la prime... Devant l'arrogance des dirigeants, les gens du FPDT ont rappelé que l'entreprise n'avait pas demandé au « conseil ejidal » l'autorisation de s'installer sur le territoire de la commune, et que sa situation était donc illégale... Quelques mois plus tard, après un certain nombre d'escarmouches, les coréens ont remballé leurs machines et sont allés porter le progrès ailleurs.
[3] Le cargo, la charge, est une fonction assumée par chaque individu dans son village, pour un temps déterminé, en général d'un an. Il s'agit à la fois d'une obligation et d'un honneur, et mieux on s'en acquitte, plus on sera sollicité par la suite pour des charges de plus en plus complexes et exigeantes.
[4] Des groupes humains ont été capables de résister au rouleau compresseur de la langue unique et centralisatrice, véhicule du « progrès » et de la « raison », et ont continué à utiliser pour nommer leurs rêves et leurs constructions sociales complexes, ainsi que les éléments fabuleusement inextricables de la nature environnante, les mots forgés avec sagesse et passion par les centaines de générations qui les ont précédés. On parle encore une soixantaine de langues précolombiennes au Mexique.
No hay comentarios.:
Publicar un comentario