Manière de voir
« A Hollywood, tout est propre. Ils ne jettent pas leurs ordures, ils en font des émissions de télévision. » Cette boutade d’un personnage de Woody Allen dit bien, à sa manière, l’amertume de ceux qui n’ont pas renoncé au rêve d’un art émancipateur, lorsqu’ils constatent la puissance dévastatrice dont peut se charger la culture de masse. Intervenue au début du XXe siècle, l’extension aux œuvres de l’esprit du mode de production industriel a représenté un bouleversement majeur.
Si, dans les marges de ce système, des formes originales subsistent ou s’inventent, cette culture globalisée est elle-même diverse et traversée de contradictions. Une œuvre de fiction ne se prête à la standardisation que jusqu’à un certain point. La stratégie hollywoodienne visant à ratisser le plus large possible a ainsi abouti à des productions d’une telle fadeur qu’elle a provoqué la fuite des scénaristes les plus talentueux vers la télévision, pour laquelle ils ont imaginé des séries d’une indéniable qualité. Les individus constituant les rouages de cette machine conservent une marge de manœuvre qui peut les amener aussi bien à cautionner le nivellement par le bas qu’à y déposer les œufs de coucou d’une vraie créativité.
Les ambitions hégémoniques de cette industrie appellent des analyses lucides ; mais sa pénétration dans toutes les sphères de la société ne permet plus de se satisfaire d’une position « de surplomb ». Pour faire mouche, la critique doit se fonder sur une connaissance en profondeur de son fonctionnement, comme des pratiques auxquelles elle donne lieu.
Tel le chat au sourire étincelant d’Alice au pays des merveilles, la figure tutélaire de M. Silvio Berlusconi, bien avant de se mêler de politique, régnait sur l’univers de la consommation. En Italie, sa société Fininvest a longtemps possédé à la fois les grands magasins Standa et les chaînes privées qui invitaient le téléspectateur à s’y ruer. En même temps qu’une évasion du quotidien, l’industrie du divertissement vend des attitudes, des valeurs, des modes de vie... et leurs symboles consommables. Au sein de l’Union européenne, la directive « Télévision sans frontières » devrait généraliser dès 2008 le « placement de produits », déjà courant aux Etats-Unis, qui consiste à rendre bien visible, contre rémunération, la marque d’un objet dans un film ou un feuilleton.
La consanguinité du cinéma et de la publicité remonte au film réalisé par les frères Lumière pour un champagne, en 1904. De nombreux réalisateurs se sont prêtés à l’exercice du spot publicitaire sans avoir le sentiment de se renier. Cependant, l’idéologie de la consommation, son univers aseptisé, manipulateur et mensonger, sa façon de plier à sa logique toutes les activités humaines, de détruire le caractère propre des villes comme de leurs abords pour les saturer d’enseignes clinquantes et interchangeables, font naître une certaine exaspération. La portée des critiques est atténuée par les médias, qui dépendent de leurs annonceurs, et par les pouvoirs publics, plus empressés à défendre les intérêts des industriels que ceux de leurs administrés. Cette contestation oblige néanmoins le système à ruser pour tenter de la contenir et de la récupérer.
Forcené au point d’en être légèrement inquiétant, l’optimisme de rigueur dans l’univers de la consommation se retrouve dans l’entreprise. On ne consomme pas pour assurer sa subsistance, mais pour communier dans le mythe d’un progrès incessant et providentiel, pour afficher les signes du bonheur et de la réussite ; on ne saisit pas une offre d’emploi par nécessité, mais pour prendre part à une « grande aventure », « se réaliser », « se dépasser ». Né des recherches d’Elton Mayo dans les années 1930, le management participatif, à travers les « boîtes à idées » et autres « cercles de qualité », cherche à enrôler jusqu’au tréfonds des individus au service du dessein patronal, et leur interdit de conserver la moindre distance critique vis-à-vis de leur gagne-pain – une mutation qui, lorsqu’elle se généralise, dans les années 1980, plonge les syndicats dans un désarroi durable.
Alors même qu’ils peuvent être licenciés du jour au lendemain, les salariés sont donc invités à s’identifier totalement à l’entreprise. Plus les richesses créées désertent leurs poches, et plus la culture interne nie les intérêts divergents, voire antagonistes, du capital et du travail, pour mettre en scène la poursuite exaltante d’un but commun. Plus le travail se fait rare, précaire, pénible et mal payé, plus il est censé combler à lui seul toutes les aspirations existentielles des individus. Mais la peur du chômage – et, peut-être, l’absence d’idéal alternatif – limite les possibilités de rébellion. Elle dispense aussi les employeurs de précautions excessives : la surveillance – optimisée par les nouvelles technologies –, les entretiens inquisiteurs, les règlements tatillons, laissent souvent leurs cibles sans illusions sur leurs réelles possibilités d’« épanouissement » dans ce contexte.
I. Captiver les masses
« A Hollywood, tout est propre. Ils ne jettent pas leurs ordures, ils en font des émissions de télévision. » Cette boutade d’un personnage de Woody Allen dit bien, à sa manière, l’amertume de ceux qui n’ont pas renoncé au rêve d’un art émancipateur, lorsqu’ils constatent la puissance dévastatrice dont peut se charger la culture de masse. Intervenue au début du XXe siècle, l’extension aux œuvres de l’esprit du mode de production industriel a représenté un bouleversement majeur.
Si, dans les marges de ce système, des formes originales subsistent ou s’inventent, cette culture globalisée est elle-même diverse et traversée de contradictions. Une œuvre de fiction ne se prête à la standardisation que jusqu’à un certain point. La stratégie hollywoodienne visant à ratisser le plus large possible a ainsi abouti à des productions d’une telle fadeur qu’elle a provoqué la fuite des scénaristes les plus talentueux vers la télévision, pour laquelle ils ont imaginé des séries d’une indéniable qualité. Les individus constituant les rouages de cette machine conservent une marge de manœuvre qui peut les amener aussi bien à cautionner le nivellement par le bas qu’à y déposer les œufs de coucou d’une vraie créativité.
Les ambitions hégémoniques de cette industrie appellent des analyses lucides ; mais sa pénétration dans toutes les sphères de la société ne permet plus de se satisfaire d’une position « de surplomb ». Pour faire mouche, la critique doit se fonder sur une connaissance en profondeur de son fonctionnement, comme des pratiques auxquelles elle donne lieu.
II. Séduire le client
Tel le chat au sourire étincelant d’Alice au pays des merveilles, la figure tutélaire de M. Silvio Berlusconi, bien avant de se mêler de politique, régnait sur l’univers de la consommation. En Italie, sa société Fininvest a longtemps possédé à la fois les grands magasins Standa et les chaînes privées qui invitaient le téléspectateur à s’y ruer. En même temps qu’une évasion du quotidien, l’industrie du divertissement vend des attitudes, des valeurs, des modes de vie... et leurs symboles consommables. Au sein de l’Union européenne, la directive « Télévision sans frontières » devrait généraliser dès 2008 le « placement de produits », déjà courant aux Etats-Unis, qui consiste à rendre bien visible, contre rémunération, la marque d’un objet dans un film ou un feuilleton.
La consanguinité du cinéma et de la publicité remonte au film réalisé par les frères Lumière pour un champagne, en 1904. De nombreux réalisateurs se sont prêtés à l’exercice du spot publicitaire sans avoir le sentiment de se renier. Cependant, l’idéologie de la consommation, son univers aseptisé, manipulateur et mensonger, sa façon de plier à sa logique toutes les activités humaines, de détruire le caractère propre des villes comme de leurs abords pour les saturer d’enseignes clinquantes et interchangeables, font naître une certaine exaspération. La portée des critiques est atténuée par les médias, qui dépendent de leurs annonceurs, et par les pouvoirs publics, plus empressés à défendre les intérêts des industriels que ceux de leurs administrés. Cette contestation oblige néanmoins le système à ruser pour tenter de la contenir et de la récupérer.
III. Motiver le travailleur
Forcené au point d’en être légèrement inquiétant, l’optimisme de rigueur dans l’univers de la consommation se retrouve dans l’entreprise. On ne consomme pas pour assurer sa subsistance, mais pour communier dans le mythe d’un progrès incessant et providentiel, pour afficher les signes du bonheur et de la réussite ; on ne saisit pas une offre d’emploi par nécessité, mais pour prendre part à une « grande aventure », « se réaliser », « se dépasser ». Né des recherches d’Elton Mayo dans les années 1930, le management participatif, à travers les « boîtes à idées » et autres « cercles de qualité », cherche à enrôler jusqu’au tréfonds des individus au service du dessein patronal, et leur interdit de conserver la moindre distance critique vis-à-vis de leur gagne-pain – une mutation qui, lorsqu’elle se généralise, dans les années 1980, plonge les syndicats dans un désarroi durable.
Alors même qu’ils peuvent être licenciés du jour au lendemain, les salariés sont donc invités à s’identifier totalement à l’entreprise. Plus les richesses créées désertent leurs poches, et plus la culture interne nie les intérêts divergents, voire antagonistes, du capital et du travail, pour mettre en scène la poursuite exaltante d’un but commun. Plus le travail se fait rare, précaire, pénible et mal payé, plus il est censé combler à lui seul toutes les aspirations existentielles des individus. Mais la peur du chômage – et, peut-être, l’absence d’idéal alternatif – limite les possibilités de rébellion. Elle dispense aussi les employeurs de précautions excessives : la surveillance – optimisée par les nouvelles technologies –, les entretiens inquisiteurs, les règlements tatillons, laissent souvent leurs cibles sans illusions sur leurs réelles possibilités d’« épanouissement » dans ce contexte.
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