miércoles, mayo 21, 2008

L’Internationale des riches

Manière de voir

A quoi servent-ils ?

Faire payer les riches ? « C’est absurde, tranche l’industriel Serge Dassault. En réalité, il n’y a pas assez de riches, et ceux qui restent vont partir » (Capital, novembre 2003). S’il n’a pas vraiment de raisons de « partir » – où trouverait-il un Etat assez charitable pour financer ses avions ? –, M. Dassault, cinquième fortune française, martèle un argument classique : les grandes fortunes seraient si peu nombreuses et leurs avoirs globaux tellement insignifiants qu’appliquer à leur endroit une fiscalité « décomplexée » n’entraînerait pratiquement aucun effet redistributif.

Mais la thèse bat de l’aile. D’après une étude publiée fin mars par le cabinet de conseil Oliver Wyman, la fortune cumulée des millionnaires de la planète s’élèverait à 50 000 milliards de dollars. C’est trois fois et demi le produit intérieur brut américain ; cinquante fois le montant des pertes occasionnées par la crise financière ouverte en 2007 et décrite comme la plus grave depuis 1929.

Ainsi, ponctionner le magot des très riches rapporterait. Beaucoup. Mais, lorsque le ministre des finances britannique projette de taxer les milliardaires étrangers résidant à Londres, ces derniers mettent en cause la « compétence » du gouvernement et menacent de quitter la City pour des cieux fiscalement plus ouatés. Un demi-siècle plus tôt, leurs homologues n’auraient sans doute pas manifesté une telle prétention. En auraient-ils seulement eu la possibilité ?

Dans la plupart des pays occidentaux, la crise des années 1930 puis les mesures fiscales prises après la seconde guerre mondiale sous la pression du mouvement ouvrier avaient écrêté les inégalités. Aux Etats-Unis, le taux d’imposition appliqué à la tranche supérieure des revenus s’établit à 91 % jusqu’en 1964 ; au Royaume-Uni, il s’élève à 83 % quand Mme Margaret Thatcher remporte les élections en 1979 ; en France, le gouvernement de Raymond Barre le porte à 80 % en 1980. Dans ces trois pays, il oscille désormais entre 35 % et 40 %. Les causes de ce bonheur retrouvé sont connues : déréglementation financière, extension internationale de la concurrence, abdication d’une gauche embourgeoisée et convaincue, comme la droite, que l’argent des privilégiés finit par perler sur le front des pauvres.

Le résultat ne s’est pas fait attendre. Tendanciellement déclinante depuis 1914, la part des 0,1% les plus riches dans le revenu total s’est remise à croître dès la fin des années 1970 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, à la fin des années 1990 en France. Si, dans l’Hexagone, l’éventail des salaires s’élargit sous l’action des rémunérations faramineuses d’une poignée de dirigeants, ce sont d’abord les revenus du capital qui dilatent les plus grandes fortunes. En effet, les milliardaires des XIXe, XXe et XXIe siècles présentent ce point commun : ils possèdent les moyens de production, sous forme d’actions ou de placements.

Les très riches n’ont pas seulement restauré leur surface financière. Ils ont aussi diversifié les formes de leur puissance en s’imbriquant plus étroitement aux autres milieux du pouvoir : médiatique, politique, intellectuel.

Incarnée aux Etats-Unis par le « complexe militaro-industriel », la classe dirigeante d’après-guerre se composait de diplomates, de politiques, d’industriels et de représentants grisâtres du « vieil argent ». Tous étaient liés à un espace national et s’efforçaient de dissimuler leur connivence. La « superclasse » qui s’étale à la « une » de Newsweek (14 avril 2008) se targue d’exercer une influence d’emblée internationale ; elle mêle – selon l’hebdomadaire – des banquiers centraux et un gourou des médias, les dirigeants de multinationales et le chanteur Bono, l’ayatollah Ali Khamenei et la comédienne Angelina Jolie, les époux philanthropes « Bill » et Melinda Gates.

On en déduirait à tort le délitement des élites nationales. En France, un mesclun de hauts fonctionnaires, de politiques, de patrons et d’intellectuels cimente toujours l’oligarchie. Mais les uns et les autres paraissent se rejoindre dans une commune révérence à l’argent. On sait M. Nicolas Sarkozy, ex-avocat d’affaires, fasciné par le luxe et les paillettes. Tout comme M. Silvio Berlusconi, patron de presse, président du conseil – et troisième fortune d’Italie. Le pouvoir des (nouveaux) riches, c’est aussi celui d’élever un style de vie au rang de modèle universel.

Surexposées dans la presse, les frasques des milliardaires fixent les normes de la vraie réussite. Les yeux rivés sur les cimes de l’opulence, même les riches se sentent déclassés : « Quand on demande aux millionnaires quelle fortune serait nécessaire pour qu’ils se sentent vraiment à l’aise, relève Challenges (12 juillet 2007), ils donnent tous, petits et grands, un chiffre avoisinant le double de leur capital. »

A leurs yeux, le monde se divise en deux camps : une vaste classe moyenne, dont ils se réclament, et le petit club des immenses fortunes, auquel ils rêvent d’accéder. Dans cette représentation, les pauvres n’existent pas. « Si vous amenez tout le monde, riches et pauvres, à penser qu’ils appartiennent à la classe moyenne, note Walter Benn Michaels, alors vous avez accompli un tour de magie : redistribuer la richesse sans transférer d’argent (1). » La recette de l’inégalité socialement soutenable ?

Pierre Rimbert.

(1) Walter Benn Michaels, The Trouble With Diversity, Metropolitan Books, New York, 2006, p. 197.
Édition imprimée — juin 2008


I. Le petit monde des grandes fortunes

Une croissance à faire rêver les gouvernements : 8,3 %. Le chiffre mesure l’augmentation du nombre de millionnaires en dollars au cours de l’année 2006. Les milliardaires ne sont pas en reste : le magazine Forbes en recensait 209 en 1998 ; il en compte 1 125 dix ans plus tard. Plus nombreux et plus fortunés, les très riches peinent à se distinguer malgré leurs dépenses extravagantes. Hier, ils vivaient cachés ; aujourd’hui, ils se montrent à la « une » des magazines. Assez pour faire rêver, pas trop pour éviter des réactions du bon peuple.

Illustration grinçante de la thèse selon laquelle la mondialisation ne profite pas qu’aux Occidentaux, le club des grandes fortunes accueille de nouvelles têtes. Triomphe de la « diversité » : quatre des huit personnalités les plus riches de la planète sont indiennes ; et des nababs russes, turcs, polonais et brésiliens font encorbellement à un palmarès toujours dominé par les Américains. Suivant l’évolution du capitalisme, les « barons voleurs » de la finance, des médias, de l’immobilier et des nouvelles technologies ont supplanté les rois du pétrole et les capitaines d’industrie. Même les monarques du Golfe entreprennent une reconversion dans l’économie des loisirs.

Si l’internationalisation des échanges renforce le pouvoir de l’élite mondialisée, l’arbre de la « superclasse » dissimule le buisson des nantis qui prospèrent à l’ombre des nations. Et qui, dans chaque pays, cumulent hauts revenus, patrimoine, diplômes prestigieux et relations sociales : les vieilles oligarchies s’accommodent fort bien des nouvelles.

II. La fabrique des milliardaires

Lorsqu’il évoque le sort du riche en 1848, Adophe Thiers s’attendrit : « Il n’a pas froid, il n’a pas faim, c’est vrai. Il est repu, soit. Mais voyez son front soucieux. » Tout l’accable, en effet : la fortune, il faut l’entretenir, l’accroître et la transmettre. Elle se reproduit dans les grandes écoles, où les « sang bleu » présélectionnés tissent leur toile de relations utiles et marquent un destin souvent tracé d’avance au poinçon du mérite scolaire.

Elle croît grâce à l’Etat, quand la puissance publique solde ses avoirs au privé, déréglemente la finance et se laisse bousculer par les baronnies capitalistes qu’elle a contribué à engendrer. Elle prospère enfin quand droite et gauche s’accordent pour laisser aux forces du marché le soin d’organiser la répartition des richesses. Dans nombre de pays occidentaux, la part des salaires dans le produit national s’est effondrée depuis la fin des années 1970. Simultanément, la tranche supérieure d’imposition sur les revenus était divisée par deux, parfois par trois.

Pour que le « bouclier fiscal » remplace sans anicroche la protection sociale au rang des priorités gouvernementales, il aura fallu le succès d’un travail de sape intellectuelle visant à justifier l’envers des grandes fortunes : les inégalités.

III. La planète comme casino

Ils édifient des musées, signent des chèques aux artistes maudits, vaccinent les enfants africains, secourent la veuve et câlinent l’orphelin : qui douterait de l’utilité sociale des riches ? La pichenette philanthropique n’est pas de trop pour légitimer leur mainmise sur les affaires du monde. Et justifier un rapport de forces qui, depuis trois décennies, penche toujours plus lourdement en faveur des détenteurs du capital.

Ce sont eux qui imposent bas salaires et chômage, générateurs de mal-vivre et de division des populations entre elles. Ce sont eux qui décident d’investir ici, de restructurer là, de spéculer sur le prix du blé quand la Bourse rapporte moins – sans trop se soucier des salariés et des ventres creux. Ce sont eux qui accaparent les centres-villes dont ils chassent les habitants non solvables. Ce sont eux qui promeuvent un mode de consommation préjudiciable à l’environnement. Sans parler de leur intervention dans les affaires publiques, singulièrement lors des campagnes électorales.

Quand les populations résistent, les gouvernements sont contraints de limiter ces appétits. Des lois peuvent plafonner le financement privé des forces politiques, interdire la sélection des candidats par l’épaisseur du compte en banque. Mais la bataille est incessante : dès qu’ils en ont l’occasion, les riches reprennent le pouvoir qu’ils ont dû concéder.

Extraits littéraires

Jack London. Ce que la vie signifie pour moi
Paul Nizan. Antoine Bloyé
William M. Thackeray. La Foire aux vanités
Pierre Bourdieu. La Distinction
Robert Frank. Richistan
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot. Les Ghettos du gotha
Yan Lianke. Le Rêve du village des Ding
Louis Aragon. Les Beaux Quartiers
Karl Marx. Les Luttes sociales en France, 1848-1850
Robert Peston. Who Runs Britain ?
Ayn Rand. America’s persecuted minority : Big business

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