miércoles, marzo 25, 2009

La guerre des idées

Manière de voir

Combien de divisions ?
Laurent Bonelli

« Le secteur public et sa dette vont prendre une part plus importante dans l’économie de nombreux pays. Mais à long terme, beaucoup de choses dépendent de comment les responsabilités de cette catastrophe seront assignées. C’est là qu’une importante bataille intellectuelle doit et devra être gagnée. » Cet éditorial de l’hebdomadaire britannique The Economist, publié le 18 octobre 2008, en pleine bourrasque financière, a l’avantage d’annoncer la couleur : il n’est pas de crise économique, de transformation sociale ou politique dont les effets concrets soient séparables de l’interprétation qui en est proposée. Les plus terribles déroutes peuvent ainsi se convertir en victoires par la magie des commentateurs autorisés. Donner le sens des faits, trouver les mots ou les catégories pour les dire constituent des batailles décisives. Imputer le chômage de masse à la rigidité du marché de l’emploi n’a pas les mêmes implications que de l’analyser comme le résultat de la voracité des actionnaires. Produire des représentations du monde social constitue ainsi une dimension fondamentale de la lutte politique.

Qui construit ces représentations ? « Tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes n’ont pas dans la société fonction d’intellectuel. » Dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci (1891-1937) attirait déjà l’attention sur l’existence d’« intellectuels de profession », disposant d’un quasi-monopole sur la construction de catégories de perception de la réalité. Après la seconde guerre mondiale, l’élévation continue des niveaux de scolarité dans l’ensemble des sociétés occidentales industrialisées y a largement accru leur nombre. Au point que l’économie de la connaissance occupe dorénavant une place sans commune mesure avec celle qui était la sienne dans un passé récent.

Néanmoins, la position de ces travailleurs de l’esprit est ambiguë. Les clercs du XIVe siècle détenaient certes le savoir mais, comme hommes d’Eglise, ils définissaient également les places et les hiérarchies dans l’ordre du monde. A leur tour, les philosophes des Lumières élaborèrent les analyses qui accompagnèrent l’émancipation de la bourgeoisie des structures féodales et aristocratiques. Par la suite, on ne compte plus ni le nombre de travaux de psychiatres soi-disant rigoureux destinés à établir l’infériorité intellectuelle des colonisés, ni celui des écrits produits par une armée de sociologues et de psychologues pour lutter contre le syndicalisme dans les usines ou les mouvements révolutionnaires, en Amérique latine notamment.

Dans une actualité plus récente, les recommandations des économistes en faveur des plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI), les commentaires des philosophes de cour sur les flambées de violence dans les banlieues françaises ou l’auscultation par d’éminents professeurs de science politique des penchants prétendument autoritaires et racistes des milieux populaires ont été dans le même sens.

Les intellectuels se bornent-ils à mettre leurs idées au service du maintien de l’ordre social ? Pas seulement. Car si la détention d’un savoir, d’une éducation les place du côté des privilégiés, ils n’en sont qu’une fraction dominée, face à ceux qui possèdent un capital plus économique.

Une bonne part des prises de positions, politiques notamment, de l’intellectuel découlent de cette tension. Soit, comme le disait Jean-Paul Sartre, il devient « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas », c’est-à-dire qu’il use de sa notoriété scientifique « pour critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d’une conception globale de l’homme ». C’est le chemin qu’ont choisi, selon des modalités différentes, des savants de renom comme Michel Foucault, Pierre Bourdieu, Edward W. Said ou Noam Chomsky, mais aussi nombre d’intellectuels moins connus.

Soit il affecte de ne pas savoir ce qu’il sait du monde social et de ses injustices, et se transforme en ce que Paul Nizan appelait un « chien de garde ». Parfois de manière franche, comme le philosophe François Ewald, ancien maoïste devenu conseiller de la Fédération française des sociétés d’assurances, quand il explique : « La politique est devenue impuissante et décevante. Et les intellectuels ont compris que le vrai pouvoir se trouvait du côté des entreprises (L’Expansion, 1er décembre 2002). » Parfois de manière plus détournée, en prenant l’allure de l’intellectuel engagé et en commençant, comme lui, à critiquer les ravages de telle ou telle politique, mais en ajoutant aussitôt que les choses sont « plus complexes » et en condamnant les formes radicales de résistance. Il sera le théoricien de la « réforme », c’est-à-dire de l’adoucissement des conditions de l’exploitation, mais du maintien de ses fondements.

En 1843, James Wilson, un homme d’affaire écossais, voulut lutter contre les Corn Laws, des lois protectionnistes, en même temps que convaincre l’ensemble des élites de son temps de la nécessité du libre-échange. Il s’entoura d’intellectuels qui y étaient favorables, créa un organe de diffusion de qualité, The Economist, et se fit élire député. Pour lui, la guerre des idées pouvait commencer.


I. Producteurs d’idées

Les sociétés contemporaines traversent-elles une crise de la pensée ? C’est en tout cas ce que l’on pourrait croire à écouter les complaintes de certains intellectuels dont journalistes et éditorialistes se font régulièrement l’écho. Pourtant, jamais les intellectuels n’ont publié un tel nombre de livres, d’articles ou de tribunes de presse. Jamais leurs textes, leurs conférences n’ont autant circulé, grâce au développement d’Internet. Jamais, enfin, ils n’ont pu bénéficier d’un public instruit aussi large, résultant de la progression des effectifs de l’enseignement supérieur dans la plupart des démocraties occidentales.

Cette sensation de crise provient sans doute du fait que l’essor de leur rôle public s’est accompagné d’un durcissement des tensions portant sur la définition même de la figure de l’intellectuel.

Le développement des médias de masse donne en effet une prime à ceux capables de s’adapter aux formats et aux exigences des journalistes. Ils seront ceux qui donnent « de la profondeur » à un reportage, habillant – avec style parfois – des problématiques dans l’air du temps. L’activité – hyperactivité diront certains – de ces savants des apparences contraste largement avec celle de scientifiques construisant patiemment un objet de recherche dans leur laboratoire et destinant leurs résultats d’abord à leurs pairs. Parmi ces derniers, rares sont ceux qui engagent leur savoir dans les débats de société. Au point d’ailleurs de donner facilement prise à un antiintellectualisme dont certains hommes politiques peuvent habilement jouer, comme les républicains aux Etats-Unis, ou plus récemment M. Nicolas Sarkozy en France. Mais l’autonomie de pensée de ces universitaires et scientifiques n’est en rien acquise définitivement. La part croissante du nombre de chercheurs précaires, comme celle des entreprises dans le financement de leur travail, contribue à redéfinir les problématiques et même les objets de leur travail intellectuel.

II. Lieux stratégiques

Les récentes réformes du monde universitaire et de la recherche ainsi que les mobilisations qu’elles ont suscitées rappellent que l’enjeu est considérable. S’agit-il de produire des savoirs immédiatement fonctionnels dans l’entreprise, comme le souhaitent nombre de gouvernants, ou de défendre un projet d’émancipation sociale par la connaissance ? L’énergie des chercheurs doit-elle se concentrer sur des brevets industriels, sur la meilleure rationalisation des tâches dans une institution, ou peut-elle s’employer à montrer les ravages de telle politique de sécurité ou de la concentration des médias ?

Cela vaut également pour le marché de l’édition. Est-il possible de faire exister une pensée qui ne serait pas immédiatement rentable économiquement, car elle reste minoritaire et va contre l’air du temps ? Que valent les connaissances élaborées dans des institutions privées de recherche (les think tanks), dont la principale préoccupation est de défendre les intérêts de leurs bailleurs de fonds ? Ces questions ne sont pas marginales. La guerre des idées nécessite en effet des infrastructures qui constituent à la fois des lieux de production et les principaux vecteurs de diffusion de la pensée. Un savant ne devient un intellectuel, disait Jean-Paul Sartre, qu’à partir du moment où il quitte son laboratoire pour élargir son audience au-delà de ses collègues. De là l’importance du contrôle de l’ensemble de ces structures de médiation, qui, par l’enseignement, des livres, des articles ou des notes de synthèse, fournissent à des millions d’individus des grilles de lecture et d’interprétation du monde qui nous entoure.

III. Querelles intellectuelles

Le libéralisme économique et la démocratie représentative sont-ils la « fin de l’histoire », comme l’énonçait le philosophe américain Francis Fukuyama, ou allons-nous vers un « choc des civilisations », comme le laissait entendre son collègue Samuel Huntington ? L’effondrement des modèles alternatifs semble donner raison au premier.

En tout cas, les libéraux de tout poil le proclament haut et fort même au coeur d’une crise profonde de leur système. Quant aux analyses du « choc des civilisations », elles sont nourries par les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et par le regain de la violence politique commise au nom de l’islam. Voire par le rôle croissant occupé par la Chine dans les relations internationales.

Apparemment contradictoires, ces deux thèses partagent pourtant le même présupposé, celui de la supériorité des « valeurs occidentales » sur toutes les autres. Loin d’être seulement descriptives, elles participent d’un travail de rationalisation de la domination qu’exerce une partie du Nord sur le Sud, le capital sur le travail.

Il en va de même pour l’histoire, qui reste souvent celle des vainqueurs. L’un des privilèges de ces derniers est en effet de pouvoir dire ce qui s’est passé, de l’écrire et donc de le transmettre. Les peuples colonisés, les minorités ethniques ou sexuelles pas plus que les classes populaires n’ont généralement droit de cité dans le grand récit de la saga des nations. A moins qu’à la faveur d’un changement des rapports de forces ils ne puissent retourner les armes du savoir contre ceux qui se croient leurs maîtres, et faire apparaître dans toute leur brutalité les dominations que dissimule la mémoire officielle.


Géographie des savants
Philippe Rekacewicz — mars 2009



Essais - Les intellectuels et l’idéologie

Pierre Bourdieu Et Luc Boltanski, La Production de l’idéologie dominante, Demopolis - Raisons d’agir, Paris, 2008. Publié initialement en 1976 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, ce texte montre en quoi « l’idéologie dominante est l’idéologie des dominants » et dévoile les mécanismes du discours des élites, qui « a pour fonction première (...) de maintenir la cohésion des exécutants ».

Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Léo Scheer, Paris, 2007. Didier Eribon analyse les ressorts de la « révolution conservatrice » survenue en France il y a trente ans et examine le travail de légitimation idéologique qui a conduit au « spectaculaire déplacement vers la droite du centre de gravité de la vie intellectuelle et politique ».

Daniel Bensaïd, Un nouveau théologien, B.-H. Lévy. Fragments mécréants, vol. 2, Lignes, Paris, 2008. Sous forme de pamphlet, Daniel Bensaïd démonte la « pensée » politique du philosophe « d’estrade et de plateaux », héraut proclamé de la « gauche d’imposture ».

François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, Paris, 2006. Retour sur la « contre-révolution intellectuelle » des années 1980, qui a vu nombre de socialistes et d’anciens gauchistes se muer en thuriféraires du libéralisme.

Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France, Fayard, Paris, 2005. Après avoir exploré les figures successives de l’intellectuel, l’auteur invite à recréer une communauté de chercheurs capable de donner un débouché progressiste aux acquis des sciences sociales.
Réflexions critiques

Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir (trois volumes), Aden, Bruxelles, 2006. L’auteur, entre autres, de Responsabilités des intellectuels (Agone, 1998) présente sa conception du pouvoir, de ses mécanismes et des ressorts sur lesquels il s’appuie pour se perpétuer et assurer sa légitimation.

Jacques Bidet et Eustache Kouvélakis (sous la dir. de), Dictionnaire Marx contemporain, Presses universitaires de France, Paris, 2001. Cet ouvrage collectif fait le point sur les évolutions récentes de la pensée marxiste et met en lumière sa « persistance », sa « productivité » ainsi que sa « capacité d’adaptation aux contextes et aux conjonctures ».

Pascal Durand (sous la dir. de), Les Nouveaux Mots du pouvoir. Abécédaire critique, Aden, Bruxelles, 2007. Près de soixante-dix spécialistes venus de différentes disciplines décryptent la novlangue néolibérale, dont le vocabulaire forge notre vision de la société et contribue à la « régression consentie de la politique à une technologie de la corporate governance ».

Paul Boghossian, La Peur du savoir, Agone, Marseille, 2009. Ce livre réfute avec clarté et simplicité les arguments qui sont au fondement de la pensée postmoderne : nous n’avons aucune raison sérieuse de croire que nos concepts ordinaires de vérité, de connaissance et d’objectivité seraient aujourd’hui disqualifiés, et devraient être abandonnés.

Edward W. Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, Actes Sud, Arles, 2008. Dans ce recueil de cinquante-six textes, l’auteur, mort en 2003, explique ce que son analyse politique des luttes de pouvoir, des mouvements philosophiques et des courants idéologiques de la seconde moitié du XXe siècle doit à son expérience de déraciné.

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