Habla Alain Accardo en entrevista...
Comme le soulignait avec raison Jacques Bouveresse dans un hommage à la mémoire de Bourdieu, celui-ci a été « un des rares intellectuels d’aujourd’hui à être encore capable de tirer des conséquences » de ce qu’il avait appris et compris. Mais parmi ceux qui ont connaissance de ses analyses, rares sont ceux qui les comprennent, au sens fort du mot comprendre, c’est-à-dire qui les intègrent à leur propre substance, les ajoutent à leur être, en tirent les conséquences théoriques et surtout pratiques et s’en trouvent effectivement changés dans leurs rapports à eux-mêmes et au monde environnant. S’approprier les analyses de Bourdieu équivaut en effet à entreprendre un interminable travail de « socioanalyse » personnelle, un travail sur soi-même qui conduit à prendre conscience non seulement de l’existence de mécanismes objectifs cachés de la domination sociale (cet aspect des choses est relativement facile à comprendre et à admettre), mais encore et surtout que les plus cachés, les plus obscurs de ces mécanismes objectifs sont en nous, sont nous-mêmes, sont devenus notre propre substance. En d’autres termes, quiconque veut critiquer sérieusement, avec cohérence et conséquence, la société environnante, doit assumer le devoir d’autoréflexivité ou, si l’on préfère, la dimension autocritique inséparable de toute critique sociale, puisque la société n’existe pas seulement autour et à l’extérieur de nous, mais qu’elle est aussi nous-mêmes et qu’il faut donc éclairer cette dialectique complexe entre le social fonctionnant à l’extérieur (le social objectivé ou histoire-qui se fait-choses) et le social fonctionnant à l’intérieur (le social incorporé ou histoire-qui se fait-personnes), l’un ne pouvant fonctionner sans l’autre. Et cet aspect-là des choses, il ne suffit pas d’être « de gauche » pour le percevoir et le prendre en charge. Comme le disait encore Bouveresse à propos de Bourdieu : « il avait sûrement raison de penser qu’en matière sociale, la volonté de ne pas savoir est aujourd’hui une chose plus réelle que jamais. » Et si, en dépit des hommages de principe qui lui sont rendus, la vision bourdieusienne du social est si peu partagée en pratique, c’est parce qu’elle oblige ceux qui la prennent au sérieux à combattre en eux-mêmes, péniblement, douloureusement, cette « volonté de ne pas savoir » qui est précisément l’une des manifestations profondes et les moins contrôlées de l’incorporation du système dans les individus et la marque de leur adhésion à ce système-là, au-delà (ou en deçà) des critiques partielles qu’ils peuvent lui adresser explicitement sur certains points. Quand le social s’incorpore et s’intériorise, il se transforme en inconscient social. Ainsi beaucoup de gens à l’heure actuelle savent parfaitement que la mondialisation capitaliste est une abomination, une entreprise criminelle organisée et planifiée. Ils en dénoncent les promoteurs et se mobilisent pour la combattre explicitement, dans certains de ses aspects objectifs les plus évidents. Mais entre deux manifestations pour une alter-mondialisation, nombreux sont ceux qui continuent à vivre ou à rêver d’une existence personnelle de plus en plus étroitement calquée sur le modèle de la petite-bourgeoisie américaine asservie au bonheur capitaliste, modèle dont ils ne réalisent pas, bien souvent, à quel point il est tributaire du capitalisme multinational et contribue en retour à diffuser, renforcer et imposer l’idéologie aliénante de la mondialisation capitaliste, ce qu’on pourrait appeler, avec Boltanski et Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, cet esprit qui anime des millions d’hommes et de femmes des classes moyennes (et sans doute aussi de plus en plus des classes populaires) et qui en fait des complices qui s’ignorent du système capitaliste. La volonté de ne pas savoir n’est pas nécessairement une volonté expresse et délibérée de ne pas voir la réalité, de s’aveugler soi-même (encore que chez certains, à certains moments, on puisse en arriver à cette forme paradoxale de dénégation), c’est plutôt une volonté floue, diffuse, implicite, par défaut en quelque sorte, de préserver sa bonne conscience, son confort matériel, intellectuel et moral, en continuant à se raconter des histoires auxquelles on veut croire. Volonté de ne pas savoir et volonté de croire vont de pair. Trop de gens ne veulent changer du monde social que la place qu’ils y occupent. Ou bien sont prêts à révolutionner la société autour d’eux à condition de ne rien changer à eux-mêmes. C’est à travers ces stratégies équivoques que s’accomplit la logique d’un système qui excelle à changer pour mieux conserver.
Entrevista completa:
http://www.homme-moderne.org/societe/socio/accardo/entr0306.html
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