sábado, enero 26, 2008

La bataille des langues

Manière de voir

1. Une vision du monde

Il faut être naïf ou ignorant pour ne voir dans une langue vivante qu’un outil de communication, comme le sont les langues artificielles. Au-delà des barrières sociales, et comme le démontrent d’innombrables travaux de neurophysiologistes et de psychologues, elle ne se réduit pas à un simple code pour l’échange d’informations, mais elle constitue le creuset même de l’identité de chacun. Comme a pu l’écrire Régis Debray, « elle n’est pas un instrument, mais un milieu de vie, le fil d’or d’une vitalité longue et singulière ». On ne voit pas et on ne pense pas le monde, pas plus que l’on ne crée ou n’invente, de manière identique à travers le prisme du norvégien et à travers celui du quechua ou du chinois.

Ce qui est vrai des individus l’est aussi des communautés et des nations. Pour le grand historien Fernand Braudel, « la France, c’est la langue française ». Il aurait pu en dire autant de la Wallonie et du Québec. Les affrontements que connaît la Belgique, au point de remettre en cause son existence, ont certes une dimension économique et sociale, mais ils se cristallisent sur la question linguistique. C’est autour du catalan que s’est forgée la résistance à l’oppression franquiste en Catalogne, comme autour du basque au Pays basque espagnol. Malte serait simplement un paradis fiscal et un pavillon de complaisance sans la force centripète et fédératrice du maltais.

Les « élites » off shore, en particulier en France, ont tôt fait de qualifier de « nationalisme » l’attachement des peuples à leur langue, alors que c’est parfois tout ce qui leur reste pour « faire société » et s’inscrire dans une histoire partagée. Précisément parce qu’à l’heure de la libre circulation des capitaux, des biens et des services l’existence de sociétés leur apparaît comme un déplorable anachronisme entravant la course planétaire aux profits. Mais gare aux retours de bâton qui, eux, effectivement, peuvent prendre la forme régressive de replis identitaires.

2. Le dépassement d’un « moi divisé »

Parmi les séquelles de toute colonisation, la question linguistique est celle qui n’a jamais pu trouver de réponse complètement satisfaisante. Les puissances coloniales — américaine (à Porto Rico), belge (au Congo) ou, dans leurs empires respectifs, britannique, espagnole, française et portugaise — ont, à des degrés divers, imposé l’usage de leur langue à des populations qui en parlaient une ou plusieurs autres. Une fois venues les indépendances, les nouveaux Etats ont dû choisir une langue officielle et, dans la majorité des cas, ce fut celle du colonisateur. Aucune des langues « nationales » parlées sur leur territoire (et, en Afrique, elles peuvent se compter par dizaines, voire davantage) n’aurait pu prétendre à un statut privilégié. Et pour les dirigeants des mouvements de libération nationale — souvent formés dans les écoles et universités de la « métropole » — la langue de l’oppresseur, après avoir été une arme efficace pour le combattre, devenait un moyen d’accès à la communication internationale.

Pour les écrivains, le choix était douloureux : soit, lorsqu’ils la maîtrisaient, écrire dans une langue « nationale », donc la valoriser, mais en acceptant de ne trouver qu’un petit nombre de lecteurs et de ne pas bénéficier d’une reconnaissance extérieure ; soit écrire dans la langue du colonisateur et, d’une certaine manière, « trahir » un peu les siens.

Ce dilemme, les créateurs l’ont maintenant largement dépassé, la culpabilisation n’est plus de mise. D’autant qu’ils pratiquent d’enrichissants va-et-vient entre la langue de leur écriture et la langue de leur mère, et que c’est parfois pour eux l’occasion de redécouvrir les potentialités de cette dernière. En contrepartie, ils entendent être reconnus comme membres à part entière de leur communauté littéraire choisie : écrivains anglais et non pas anglophones, écrivains français et non pas francophones. Ces dernières années, avec l’élection de François Cheng et d’Assia Djebar, l’Académie française a mis fin à cette ségrégation dépourvue de sens pour le lecteur.

3. Réponses de la francophonie

S’il est un terme qui irrite fortement une bonne partie des journalistes, publicitaires, essayistes de plateaux de télévision et grands patrons, c’est bien celui, terriblement ringard pour eux, de francophonie. Ils sont rejoints par des porte-parole de groupes se revendiquant de la gauche, de l’altermondialisme et de l’extrême gauche qui le cataloguent comme un vestige néocolonial et comme un faux nez de la « Françafrique ». La plupart ignorent que c’est à l’initiative non pas de Paris, mais de capitales africaines, qu’a été créée en 1970 à Niamey (Niger) la première structure intergouvernementale regroupant à l’époque vingt et un Etats francophones : l’Agence de coopération culturelle et technique. Il y a une dizaine d’années, l’Agence s’est transformée en Organisation internationale de la francophonie (OIF), rassemblant actuellement soixante-huit membres « ayant le français en partage »

On peut assez facilement tourner en dérision les grand-messes que sont les Sommets francophones, d’où il sort beaucoup plus de discours que de mesures concrètes. Surtout quand certains Etats membres (notamment en Europe de l’Est) préfèrent l’anglais au français dans les enceintes européennes et internationales. S’ils tiennent pourtant à faire partie de l’OIF, c’est parce qu’ils voient en elle un élément, certes modeste, de diversification de leur politique étrangère. Un petit pas vers la multipolarité.

Derrière les institutions, il existe aussi une réalité : une proximité culturelle fondée sur la langue, comme c’est aussi le cas entre les Etats où l’on parle arabe, espagnol, portugais ou turc. Surtout, la francophonie a opéré une mutation sensible : elle ne se contente plus de vouloir défendre et illustrer la langue française ; elle se veut la championne de la diversité linguistique (en premier lieu chez ses membres) et du pluralisme culturel. Tous ceux qui ne se résignent pas à une standardisation universelle sous la férule de l’anglo-américain devraient s’en sentir solidaires.

4. La chape de l’anglais

Dans son Combat pour le français (Odile Jacob), Claude Hagège cite l’écrivain britannique T. B. Macaulay, qui, en 1835, assignait à la colonisation de l’Inde la mission de former « une classe d’individus indiens de sang et de couleur, mais anglais par leurs goûts, leurs opinions, leurs valeurs et leur intellect ». Un peu moins de deux siècles plus tard, l’entreprise de colonisation des esprits des « élites » — qui disent aux peuples ce qu’ils doivent penser — est devenue planétaire. Elle sert moins les intérêts politiques du Royaume-Uni que ceux des Etats-Unis, en tant que promoteurs et premiers bénéficiaires de la mondialisation néolibérale. Mais elle a toujours comme principal vecteur la diffusion de l’anglo-américain. Hagège montre bien la « solidarité naturelle » qui, depuis Adam Smith et David Ricardo, « unit l’idéologie libre-échangiste et la langue anglaise ».

Ces « assises libérales communes » sont confortées par les actions volontaristes de la nébuleuse des décideurs politiques et économiques anglo-saxons qui, eux, ont parfaitement compris les avantages — en premier lieu le formatage des esprits sur leur « modèle » — et la rente financière qu’ils retirent de l’imposition d’une langue unique mondiale, la leur.

Il est dans l’ordre des choses que ces actions soient relayées et exaltées par tous ceux qui, par intérêt ou par conviction idéologique, aspirent à la servitude volontaire au sein de l’Empire. Il est, en revanche, ahurissant que des forces et des individus se réclamant de l’antilibéralisme n’aient toujours pas compris le rôle que l’anglo-américain joue — à leur détriment — dans les combats qu’ils mènent.

En France, il faut chercher la clé de cette myopie dans leur rapport à la langue française : n’a-t-elle pas été celle de la colonisation et de la marginalisation des langues dites « régionales » ? Dans ces conditions, elle serait, par essence, « répressive », alors que l’anglais serait « neutre » puisqu’il ne leur donne aucune mauvaise conscience. Avec de telles analyses, le néolibéralisme a de beaux jours devant lui...

5. Des stratégies de résistance

Langue et politique sont intimement liées. C’est ce que n’ont toujours pas compris certains linguistes qui croient à une sorte de « marché » naturel des langues. Ils consignent la montée de telle d’entre elles et la disparition de telle autre à la manière dont les opérateurs suivent les hauts et les bas des cours de la Bourse. La notion de politique linguistique les choque, car elle interfère avec la « main invisible » régulant ce « marché » qui constitue leur corpus de recherche. Ils oublient que les Etats, lorsqu’il faut sauver les investisseurs au détriment du contribuable, renflouent les institutions financières défaillantes. Dans une visée plus respectable, ce sont aussi les Etats qui, par leurs interventions, ont permis à certaines langues (hongrois, finnois, tchèque, estonien, hébreu israélien) de survivre ou de s’adapter à la modernité.

Les politiques linguistiques sont donc le moyen, pour les entités infra-étatiques, étatiques et supraétatiques, de contrecarrer la dérive naturelle du « marché » vers l’acteur le plus puissant, en l’occurrence l’anglais. Il ne s’agit pas de lutter contre cette langue, mais de promouvoir les autres, dans une logique de pluralisme. D’autant que le « marché » est par définition « court-termiste » et incapable de se projeter vers l’avenir. Les médias regorgent d’articles sur la montée en puissance de l’Asie, mais qui se soucie de l’enseignement du chinois, du coréen, du japonais, du malais ou du vietnamien ?

Dans l’immédiat, les actions de résistance à l’homogénéisation consistent d’abord, pour les gouvernements, à faire appliquer strictement les régimes linguistiques des organisations internationales dont ils sont membres. En théorie, l’anglais n’y est pratiquement jamais la langue unique officielle ou de travail. La pratique est très différente, et cela vaut tout autant pour l’Union européenne. Une piste pleine d’avenir n’est pas encore explorée, faute de volonté politique : l’intercompréhension des langues romanes, qui ferait de l’ensemble de celles-ci une seule langue, parlée par plus d’un milliard d’êtres humains.

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